dimanche 30 juin 2013

La mondialisation de la crise et le basculement géopolitique

Adaptation en français d'une analyse de M. Tiberio Graziani, Président de l’IsAG et directeur de la revue “Geopolitica.

2008 : la crise économique et financière explose. Un lustre s’est écoulé depuis, or en dépit des nombreuses analyses produites, des études dédiées et des suggestions proposées, les classes dirigeantes des pays concernés ne sont pas encore parvenues à identifier et mettre en œuvre des solutions satisfaisantes, ni pour contenir ni pour surmonter cette crise historique – qui met à nu toutes les contradictions du système néo-libéral –, dont la spécificité tient aux relations étroites entre sa nature-même et les bouleversements géopolitiques en cours au niveau mondial ; quant à l’impasse dans laquelle les décideurs politiques, économiques et financiers se sont enfermés, elle est l’expression particulière des tensions existantes entre les partisans d’un ancien ordre unipolaire et l’impulsion irréfrénable vers une évolution multipolaire sur la scène internationale.

Mots-clés : mondialisation de la crise • blocs géoéconomiques • néomultilatéralisme multipolaire
Keywords : Globalization of the Crisis • Geoeconomic Clusters • Multipolar Neomultilateralism
Parole chiave : globalizzazione della crisi • cluster geoeconomici • neomultilateralismo multipolare

* * *

De la mondialisation des marchés à la mondialisation de la crise

Dans le sillage du séisme géopolitique engendré par l’effondrement de l’URSS, le processus de financiarisation(1) de l’économie mondiale a connu une accélération significative, réussissant en quelques années à s’imposer comme élément structurel de la mondialisation des marchés. En termes géoéconomiques, ce nouveau phénomène a accompagné la tentative du système occidental, emmené par les États-Unis, de s’affirmer au niveau mondial(2), et fortement marqué le « moment unipolaire »(3) annoncé dès 1990 par Charles Krauthammer.

Après une réussite initiale, dont ont fortement bénéficié les économies et les cercles financiers (banques, établissements de crédit et d’assurance) des pays industriels avancés, caractérisés par un développement significativement élevé et généralisé du secteur des services, la mondialisation des marchés et la financiarisation corrélée de l’économie ont subi une grave crise entre 2007 et 2008, en déchaînant des effets dévastateurs sur certaines régions du globe tout en révélant les profondes contradictions du néolibéralisme, déjà dénoncées par de nombreux observateurs, dont Edward N. Luttwak(4), chantre de la stratégie géoéconomique, et George Soros(5), financier américain et homme d’affaires controversé.

Cette crise donc, qui s’est pleinement manifestée sous sa forme la plus pernicieuse et caractérisée aux États-Unis, c’est-à-dire au cœur du système géopolitique occidental, a irradié ensuite vers les régions périphériques (Europe et Japon), avant de se propager à l’ensemble de la planète, en frappant avec une violence toute particulière certains pays d’Europe du Sud, déjà affaiblis par des failles structurelles spécifiques tant au niveau politique qu’économique. Or la réactivité limitée – voire nulle – de ces pays (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) à la funeste contagion américaine, tient autant à leur affaiblissement systémique chronique qu’à leurs capacités d’intervention amoindries dans le domaine monétaire et financier ; ce dernier facteur limitant étant la conséquence directe de leur déficit de souveraineté en matière monétaire, qui dépend notoirement de leur adhésion à la zone euro et de leur pouvoir de négociation restreint dans le cadre européen et euro-atlantique.


Expansion de la crise et nouveaux agrégats géopolitiques

Or environ cinq ans après son explosion et le début de sa phase d’expansion vers d’autres contextes géoéconomiques, la crise n’est pas encore terminée, même si le processus de mondialisation qui la distingue semble probablement destiné à rester incomplet et, par conséquent, confiné à la sphère du système géopolitique occidental, en raison des dynamiques liées à l’apparition de nouveaux acteurs sur la scène mondiale.

En effet, dans cette fenêtre temporelle plutôt brève, des pays récemment encore considérés comme émergents, tels que le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (BRICS), ont gagné de plus en plus d’importance à l’échelle mondiale en polarisant les intérêts économiques, financiers et politiques d’autres nations qui peuplent différents quadrants de la planète. Donc, en quelque sorte, si ce n’est établir à l’échelle mondiale un climat propice à la formation d’autres nouveaux regroupements, tels que l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR) et l’Eurasie, le bloc des BRICS a pour le moins contribué à faire prendre pleinement conscience aux classes dirigeantes des principaux pays d’Eurasie (Chine, Inde, Kazakhstan, Russie) et d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Venezuela, Chili) du basculement géopolitique en cours. Ainsi la propagation de cette nouvelle mentalité « multipolaire » est porteuse d’initiatives innovantes, destinée à jouer un rôle clé dans la configuration du nouvel ordre mondial, autant en termes de nouvelles alliances et de partenariats stratégiques insolites (dont certains sont déjà à l’œuvre) qu’au plan économique et financier. C’est dans ce contexte qu’il y a lieu d’enregistrer et d’évaluer des propositions et des initiatives nées en dehors des sommets habituels (G8 ou G20) ou des centres de décision internationaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international) comme, par exemple, la création d’une Banque BRICS, dont l’objectif (pour l’instant) se limite à cofinancer de grands projets d’infrastructure en vue de moderniser plus ou moins un tiers de la planète ; c’est dans ce même contexte que doivent être analysées les tentatives de l’Occident visant à maintenir sa primauté mondiale à ce stade particulier de la crise financière et politique.

Et parmi les efforts déployés par le système occidental pour surmonter la crise en la mondialisant ou en la faisant se propager à d’autres quadrants géoéconomiques, il y en a au moins deux sur lesquels l’analyste se penchera avec un intérêt particulier, d’autant qu’ils sont proposés ou reproposés à l’initiative des États-Unis, autrement dit le centre décisionnel de l’« Occident », qu’ils concernent deux domaines stratégiques surtout pour la projection économique et géopolitique de Washington, et qu’ils couvrent l’Europe et le Pacifique : il s’agit du projet de création d’un grand marché transatlantique via les négociations UE/États-Unis sur le partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP, Transatlantic Trade and Investment Partnership), et de l’accord de partenariat transpacifique (TPP, Trans-Pacific Partnership).


Surmonter la crise : l’option bilatérale et le « néomultilatéralisme multipolaire »

Le bouleversement géopolitique en cours, à savoir la transition uni-multipolaire, semble vouloir déboucher sur la stabilisation des nouveaux acteurs, pris aussi bien individuellement dans leur dimension nationale que collectivement au niveau des blocs qui les agrègent. Une consolidation qui devrait offrir aux pays périphériques du système occidental – ceux qui souffrent le plus des effets de la crise économique, monétaire et financière –, la possibilité de créer de nouvelles formes de coopération avec les futurs protagonistes du nouvel ordre multipolaire.

Ces pays périphériques, dont l’Italie, devraient ainsi privilégier l’option bilatérale dans un premier temps, en vue de reconquérir une « physionomie » internationale qui leur permettra d’augmenter leurs degrés de liberté sur la scène internationale, et donc d’acquérir un pouvoir de négociation accru. Cependant, au fur et à mesure que la transition géopolitique progressera vers de nouveaux pôles d’agrégation, différents du passé, l’option bilatérale devra s’inscrire dans le cadre de ce que nous pouvons d’ores et déjà qualifier, par un syntagme inédit, de « néomultilatéralisme multipolaire ».


Notes

(1) Thomas I. Palley, Financialization: What It Is and Why It Matters, Document de travail, The Levy Economics Institute, Annandale-on-Hudson, NY, États-Unis, 2007

(2) Pour l’économiste français Jacques Sapir : « Ce que l’on appelle la "mondialisation" dans le langage courant est en réalité la combinaison de deux processus. Le premier est celui de l’extension mondiale du capitalisme dans sa forme industrielle dans des régions qu’il n’avait pas encore touchées. Le second, qui est dans une très large mesure l’application de la politique américaine, correspondant à une politique volontariste d’ouverture financière et commerciale » (Jacques Sapir, Le nouveau XXIe siècle, Paris, 2008, pp. 63-64). En d’autres termes, le processus de mondialisation a joué un rôle d’accompagnement et de soutien à la stratégie américaine d’hégémonisation du monde durant la phase de son « moment unipolaire ».

(3) Charles Krauthammer, Unipolar moment, Foreign Affairs, Vol. 70, n. 1, 1990/1991, p. 22-33. [NdT. Voir également la version "revisitée".]

(4) Edward N. Luttwak, Turbo-Capitalism: Winners And Losers In The Global Economy, Harper, 1999.

(5) George Soros, La bolla della supremazia americana. Gli abusi dell’American Power, Piemme, 2004.