mardi 29 mars 2016

Giulio Regeni, martyr de la démocratie



Sept côtes cassées, une fracture du coude, une autre de l’omoplate, des traces de décharges électriques sur les organes génitaux, des brûlures de cigarette autour des yeux et en d’autres endroits, des coupures infligées avec un rasoir ou une lame tranchante sur le corps et aux épaules, des signes de matraquage sous la plante des pieds, des lésions traumatiques partout, abrasions, ecchymoses, contusions sur le nez et le visage, écorchures et traces de coups de poing et de pied, les ongles arrachés aux doigts d’une main et d’un pied, les oreilles coupées… ce ne sont là que les informations éparses que j’ai pu rassembler sur la monstrueuse agonie et le pauvre corps supplicié de Giulio.

Mais pour un porte-parole du ministère égyptien de l’Intérieur, non, rien de tout cela : « Aucune torture, l’absence de signes a même été confirmée par les fonctionnaires de la morgue de Zeinhom ». Ah bon, si c’est eux qui le disent… Quant aux lacérations aux oreilles et aux épaules, elles ne seraient pas dues à des sévices, mais aux prélèvements de peau des médecins légistes égyptiens pour mener à bien leurs analyses !

Et les fractures multiples aux côtes, au coude, à l’omoplate ? Certainement provoquées par un accident de la route dont Giulio aurait été victime, comme l’a annoncé quelques jours après la découverte du corps un certain Kahaled Chalabi (Khaled Shalaby, ou Shalabi sur les médias italiens), actuel directeur de la sécurité de Gizeh (chargé d’enquêter sur l’assassinat du jeune homme battu à mort), déjà officier de police au début des années 2000 et condamné à un an d'emprisonnement avec sursis pour le meurtre de Chawki Abdelaal alors qu’il était en poste au commissariat de police d'El Montazah, où des cas de torture avaient été constatés… On comprend mieux l’avancement de carrière.

Et pour les décharges électriques sur les organes génitaux, le matraquage sous la plante des pieds, les brûlures de cigarette, les ongles arrachés aux doigts d’une main et d’un pied, etc., qu’en est-il ? Comment justifier plus d’une semaine entière de souffrances et de mutilations, de peurs et de hurlements atroces durant d’interminables séances de torture espacées toutes les 12 ou 14 heures, finalement achevé par ses bourreaux qui lui ont brisé les vertèbres cervicales ? J’imagine qu’il a dû implorer pour que cet enfer finisse - cette violence « inhumaine », cette violence « animale », selon un deuxième rapport d’autopsie en Italie -, et qu’il n’attendait plus que la mort pour s’endormir, enfin, en paix et pour l'éternité.

Or ce sont des « hommes » qui ont infligé cette mort lente à un de leur semblable, un jeune doctorant de 28 ans animé uniquement par un désir de comprendre et de liberté, par une grande empathie vis-à-vis de ce peuple dont il parlait la langue et qu’il aimait probablement. Sans pouvoir imaginer une seconde quel avenir lui réservaient quelques-uns des « fils » dégénérés de ce même peuple, des vils tortionnaires, des experts en cruauté, des lâches agissant sous couvert d’impunité, certainement des membres de la police politique avec l’aval de leur hiérarchie. Jusqu’où ? (* voir P.S.)

Un meurtre d’état, qui ne sera jamais reconnu officiellement, il va sans dire, mais que le comportement ignoble et répété des autorités égyptiennes au plus haut niveau ne fait que confirmer davantage au fur et à mesure que les semaines passent. Lorsque indices et circonstances se recoupent, pas besoin d’algorithme pour parvenir à certaines conclusions, comme l’a justement observé un journaliste italien (mica ci vuole un algoritmo per certe conclusioni)…

Les faits

Giulio Regeni a disparu le 25 janvier 2016 dans la soirée.

Dans un article prémonitoire du Monde paru le 26 janvier, l’envoyée spéciale du journal au Caire nous rappelait l’atmosphère qui régnait la veille dans le pays, cinquième jour anniversaire des célébrations « de la révolution de 2011, qui avait précipité la chute du président Hosni Moubarak, après trente années au pouvoir ».

Des tanks ont été positionnés tout autour de la place Tahrir, symbole de la révolution égyptienne, et des renforts policiers déployés dans les rues du Caire et près des installations vitales du pays. (…)
Des raids ont ainsi été menés dans plus de 5 000 appartements, principalement au centre du Caire, et des lieux artistiques et culturels, comme la Townhouse Gallery et le Théâtre Rawabet, au Caire, considérés comme des nids de contestation, ont été fermés. (…)
Selon Khaled Dawoud, ancien porte-parole du parti révolutionnaire Al-Dostour : « Cette surdramatisation est destinée à renforcer dans la tête des gens l’idée que le 25 janvier est un jour de chaos et à ternir davantage l’image de ceux qui s’en réclament », rapporte la journaliste.
Depuis l’expérience malheureuse des Frères musulmans au pouvoir, la mémoire du 25 janvier est attaquée, et ses soutiens vilipendés. Aux yeux d’une majorité de la population, la révolution de 2011 apparaît désormais comme un complot ourdi par des agents de l’étranger pour amener les islamistes au pouvoir et diviser l’Égypte.
Dans cette « surenchère paranoïaque » du régime, décrite « comme un retour de l’État policier » par les militants politiques et pour les droits de l’homme, ceux-ci ont été arrêté par centaines dans une répression qui n’est plus seulement engagée contre les sympathisants islamistes : plus de 1 400 morts, 15 000 sympathisants jetés en prison, ainsi que la quasi-totalité de la direction des Frères musulmans, des centaines de cadres condamnés à mort, et les autres poussés à l’exil ou à la clandestinité.
D’après les organisations Human Rights Watch et Amnesty International, la situation des droits et des libertés s’est gravement détériorée sous la présidence Sissi, en 2014 et 2015, et s’accompagne d’une longue liste d’abus – torture, mauvais traitements et disparitions forcées – et de mesures répressives sous le couvert de la lutte contre le terrorisme et la menace djihadiste.
C’est donc dans ce contexte - où nombre de personnes, arrêtées et détenues sans procès, subissent des actes de violence et de torture de la part de la police et des services de renseignement égyptiens - que Giulio Regeni, jeune chercheur italien qui finissait ses études au Caire, a été kidnappé. Étudiant de troisième cycle à l'université de Cambridge en Grande-Bretagne, il préparait sa thèse, dédiée aux mouvements ouvriers et syndicaux égyptiens, sous la supervision de Mme Anne Alexander, spécialiste de l’Égypte, l’Iraq et la Syrie, coordinatrice du réseau « Humanités numériques », qui développe un « projet d’étude centré sur les relations entre la diffusion des nouvelles technologies de l'information et la mobilisation pour le changement politique au Moyen-Orient, en explorant comment trois générations distinctes de militants politiques ont utilisé les TIC pour construire des réseaux, créer des "sphères de dissidence" et générer de nouvelles cultures militantes. »
(I am developing a project which will investigate the relationship between the dissemination of new media technologies and mobilisation for political change in the Middle East by exploring how three distinct generations of political activists have used ICTs to build networks, create 'spheres of dissidence' and generate new activist cultures…)
Mme Alexander fait naturellement partie des milliers de signataires, chercheurs et universitaires, qui ont lancé une pétition sous forme de lettre ouverte adressée au président Al-Sissi, publiée par les quotidiens britannique "The Guardian" et italien "Il Manifesto", pour prétendre la vérité sur cette affaire.

Leur parole sera-t-elle entendue ?

Les mots

Pour l’heure, la seule certitude, c’est que Giulio Regeni est mort sous les pires tortures, sa dépouille à moitié nue ayant été jetée dans un fossé de la banlieue du Caire dix jours après son enlèvement.

Or vu les trop nombreuses versions contradictoires avancées depuis le début (à partir du moment où l’affaire a explosé) par les « enquêteurs » égyptiens, on dirait plutôt que leur seul but - loin de rechercher la vérité - semble être celui de tellement embrouiller les fils de l’écheveau qu’il devient impossible de s’y retrouver, et d’autant plus impossible à comprendre et accepter que c’est tombé sur un jeune totalement innocent et pacifique. Imaginez que ce soit arrivé à un de ces terroristes du genre Salah Abdeslam ou les autres, qui aiment se faire sauter en bourrant leurs bombes de clous et de ferrailles pour que ça fasse le plus de dégâts possibles, le plus de morts et de blessés possibles. À la limite on se ferait une raison, on serait même tenté de fermer les yeux. Aucun être humain ne mérite un tel traitement, mais qui sème la haine récolte la haine, et après tout ces « pestiférés » n’auraient eu que ce qu’ils cherchent.

Mais pas Giulio, non. Pourquoi lui ? Pourquoi tant d’acharnement gratuit dans la barbarie ? Juste à cause du contenu de la thèse qu’il préparait ou pour connaître ses contacts au sein des mouvements ouvriers ? Ça n’a pas de sens ! Quelles sont les véritables raisons derrière cette abomination ? Selon la version du chef de l’état égyptien, le but serait de mettre l’actuel gouvernement en difficulté dans ses rapports bilatéraux avec l’Italie, et, au-delà, avec le monde occidental, et par ricochet frapper l'économie du pays pour l’isoler. Certes, la chose serait plausible et on pourrait même vouloir y croire, mais juste si tous les efforts étaient réellement déployés par ce même gouvernement pour parvenir à une véritable solution de l’affaire, au lieu d’assister à un ballet indécent de démentis ministériels et officiels s’alternant à des versions incohérentes et outrageantes, qui ne sont qu’une insulte à la mémoire d’un mort, à l’intelligence et au respect de sa famille et de tout un peuple.

Car les autorités égyptiennes, imperturbables, ont rejeté à plusieurs reprises toutes les accusations, les « rumeurs » même, en assurant qu’il n’y a pas eu de bavure, que le ressortissant italien n'avait jamais été arrêté, que ce n’étaient certainement pas là les pratiques des appareils de sécurité de l'État, et bla bla bla.

Du reste, sans jamais étayer leurs tergiversations par le moindre élément convaincant, les égyptiens ont tout essayé en émettant tour à tour les hypothèses les plus saugrenues (crime crapuleux ; meurtre après un enlèvement qui aurait mal tourné ; tragique accident de la route ; djihadistes ; confrérie des frères musulmans dont certains sont infiltrés dans les forces de police, etc.) mais aussi les plus humiliantes pour Giulio (calomnies sexuelles ; il a de drôles de fréquentations ; il est en contact avec les services secrets italiens, non, anglais, etc.), jusqu’au dernier coup de théâtre à ce jour, daté du 24 mars : kidnappé et assassiné par une bande de pieds nickelés spécialisés dans l’enlèvement d’étrangers en se déguisant en policiers ! Tous tués, naturellement, des fois qu’ils auraient voulu parler. La preuve ? On a retrouvé chez leur chef le passeport, la carte de crédit et quelques effets personnels de Giulio, photos à l’appui…

Inutile d’insister davantage sur ces histoires abracadabrantes. J’ignore quelle est la traduction de « ils nous prennent vraiment pour des cons » en égyptien, mais en tout cas, ils connaissent fort bien le sens de la métaphore !

Cela étant, cette dernière mise en scène « officielle », tout aussi brinquebalante que les précédentes, est d’autant plus grave qu’elle est intervenue précisément huit jours après que le président Abdel Fattah Al-Sissi (que le journal Le Monde qualifie de « très pieux », bon époux et père de quatre enfants), ait accordé une longue interview au quotidien italien « La Repubblica », publiée respectivement les 16 et 17 mars derniers, dans laquelle il promet bien évidemment « toute la vérité » sur ce drame et s’adresse directement à la famille de Giulio Regeni :
« Permettez-moi ces quelques mots, d'abord en tant que père, puis en tant que président. Je comprends tout à fait la peine et la douleur que vous éprouvez pour la perte de votre fils, je ressens moi-même le sentiment d'amertume, de choc et de bouleversement qui vous a brisé le cœur. Je le comprends et mon cœur et mes prières sont avec vous. Permettez-moi de vous adresser mes plus sincères condoléances et d’être solidaire avec vous pour cette grande perte. Je vous promets que nous ferons toute la lumière et que nous arriverons à la vérité, que nous collaborerons avec les autorités italiennes pour rendre justice et punir les criminels qui ont tué votre fils. »
Et d’ajouter « Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n'aurons pas fait toute la vérité sur les derniers jours de Giulio Regeni ».

Or aujourd’hui, plus que les discours, les faits parlent d’eux-mêmes ! Ce doit être pour ça qu’au moment où j’écris ces lignes, il semble que le Ministère de l’Intérieur du Caire fasse de nouveau marche arrière toute et mette en doute l’ultime version « officielle »… en attendant la prochaine. Vu que le président Al-Sissi lui-même relaie l'information !


Côté italien, immédiatement après la publication de l’interview d’Al-Sissi, Matteo Renzi s’est félicité en qualifiant les mots de son homologue égyptien comme des « paroles importantes », mais au final, face à une telle débauche de dépistages en tous genres et au manque de volonté évident des égyptiens d'échanger leurs informations avec les italiens, le gouvernement de Renzi et ses ministres ont beau donner de la voix et prétendre « vérité et collaboration », toutes ces belles déclarations sont destinées à rester ce qu’elles sont : lettre morte. Et rien de plus.

Car la réalité nue et crue, c’est que deux mois après la disparition d’un jeune étudiant italien, l’homme fort du pays - hier « simple » général à la tête des renseignements militaires et membre influent du Conseil suprême des forces armées, aujourd’hui à la tête de l'Égypte après avoir remporté l’élection présidentielle avec 96 % des suffrages (28 mai 2014) -,n’a pas encore été en mesure d’offrir à l’opinion internationale une version qui tienne la route, et qu’en dépit de ses belles promesses, « les criminels » qui ont massacré Giulio sont toujours libres et inconnus…

Est-ce crédible, Monsieur le Président Al-Sissi ?

Nous verrons la suite.

Cava de’ Tirreni, Pâques 2016

Post-scriptum

* En écrivant « jusqu’où », ce binôme « préposition + adverbe » m’a immédiatement remémoré un quatrain de Verlaine dans son Art poétique :
Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la rime assagie :
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
Dont j’ai instantanément imaginé ce diptyque, adapté à notre contexte :
Prends la parole et tords-lui son cou !
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
Or tordre le cou de Giulio Regeni jusqu’à le lui briser, cela signifie pour les inquisiteurs du pouvoir aux aguets faire taire la parole d’un homme libre qui veut dénoncer les injustices. Par ailleurs, les fins étymologistes que vous êtes ne manqueront pas d’observer que tordre et torture et tortionnaire ont la même racine :
TORTURE n. f. est issu (v. 1190) du bas latin tortura « action de tordre » et « souffrance » (IVe s.), dérivé de torquere (→ tordre), celui-ci ayant déjà donné tortio (→ tortionnaire) en ce sens.
Sous la direction d'Alain Rey
Les Dictionnaires Le Robert
© 1993, pour la première édition.

À mettre en relation avec ces mots d’Alaa Abdel Fattah, blogueur égyptien condamné le 23 février 2015 à cinq ans de réclusion pour une manifestation non autorisée :
« J’ai passé la plupart de l’année 2014 en prison, mais j’étais encore plein de paroles ! Nous risquons de perdre la bataille sur la narration alors même qu’on nous impose une antithèse vénéneuse entre un étatisme pseudo-laïque militarisé et une forme d’islamisme brutalement confessionnel et paranoïaque ».
L’Espresso, 10 mars 2016, n° 10, année LXII

Comparer la proportionnalité des peines : cinq ans d’incarcération pour un blogueur coupable de vouloir prendre la parole et manifester pour la liberté, contre un an avec sursis du policier Kahaled Chalabi accusé de meurtre, celui-là même qui a osé déclarer sans peur de braver le ridicule que le décès de Giulio était dû aux suites d’un accident de voiture…

Récemment, le centre Nadim, principale ONG de documentation et de soutien aux victimes de la torture, a même reçu l’ordre de fermer, émis - selon la directrice - par le cabinet du premier ministre. Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Il n’est que de lire le rapport d’Amnesty International sur l’Égypte (2015/2016), dont voici le début :
La situation des droits humains n’a cessé de se dégrader. Le gouvernement a imposé des restrictions arbitraires à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique et il a promulgué une nouvelle loi antiterroriste. Des détracteurs du gouvernement ainsi que des dirigeants de l’opposition et des militants ont été arrêtés et placés en détention ; certains ont été soumis à une disparition forcée. Les forces de sécurité ont eu recours à une force excessive contre des manifestants, des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants. Les détenus étaient régulièrement torturés et maltraités. Les tribunaux ont prononcé des centaines de condamnations à mort et de lourdes peines d’emprisonnement à l’issue de procès collectifs manifestement inéquitables. La plupart des atteintes aux droits humains étaient commises en toute impunité et, le plus souvent, les responsables de tels agissements n’ont pas eu à rendre de comptes pour leurs actes. Etc.
Ou bien sur la liberté d’expression :
Des journalistes qui travaillaient pour des médias critiquant les autorités ou qui étaient liés à des groupes d’opposition ont été poursuivis pour diffusion de « fausses informations », entre autres chefs d’inculpation à motivation politique. Certains ont été condamnés à de longues peines d’emprisonnement et un homme a été condamné à mort. Cette année encore, des personnes qui avaient exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression ont été poursuivies notamment pour « diffamation de la religion » et outrage à la « moralité publique ». En novembre, un journaliste d’investigation de premier plan a été détenu pendant une courte période par des agents des services du renseignement militaire et des magistrats du parquet à cause d’un article sur l’armée qu’il avait rédigé…
Ou encore sur les arrestations et les détentions arbitraires, les disparitions forcées, les tortures et autres mauvais traitements et l’impunité relative :
Des personnes poursuivies pour des infractions à caractère politique ont été maintenues en détention prolongée sans inculpation ni jugement. À la fin de l’année, au moins 700 personnes étaient maintenues en détention provisoire depuis plus de deux ans sans avoir été condamnées par un tribunal, en violation de la durée maximale de deux ans prévue par la législation égyptienne.
Mahmoud Mohamed Ahmed Hussein, étudiant, se trouvait toujours en détention sans inculpation ni jugement plus de 700 jours après son arrestation, en janvier 2014, pour avoir porté un tee-shirt sur lequel figurait le slogan « Nation sans torture ». Sa famille a affirmé qu'il avait été battu en juillet par des gardiens de prison.
(…)
Des personnes détenues par des membres de l’Agence de sécurité nationale et du renseignement militaire ont été torturées. Elles ont notamment été battues, ont reçu des décharges électriques et ont été maintenues dans des positions douloureuses. Les agents des forces de sécurité battaient régulièrement les détenus au moment de leur interpellation et durant leur transfert entre le poste de police et la prison. Des cas de morts en détention des suites d’actes de torture, d’autres mauvais traitements et de l’absence de soins médicaux idoines ont été signalés tout au long de l’année4.
(…)
Les autorités n’ont pas mené d’enquêtes sérieuses, indépendantes et impartiales sur la plupart des cas de violations des droits humains, et notamment sur l’utilisation répétée d’une force excessive par les forces de sécurité, qui a causé la mort de plusieurs centaines de manifestants depuis juillet 2013.
Intégralité du rapport.


[MàJ - 19h45' - Le hasard a voulu que je publie ce billet le même jour où la maman de Giulio (sur la photo) a tenu une conférence de presse, durant laquelle elle a expliqué qu'elle avait dû reconnaître le corps : « Sur le visage (torturé) de mon fils, j'ai vu tout le mal du monde... »]

* * *

Dans le cadre d’un « contexte autoritaire et répressif comme l’est aujourd’hui l’Égypte de l’ex-général Al-Sissi, le seul fait que des initiatives populaires spontanées tentent de rompre le mur de la peur représente une avancée et un stimulus importants vers le changement » espérait encore Giulio Regeni dans un article écrit sous pseudonyme en début d’année.

Il l’a publié sur le site d’une agence de presse dédiée au Proche Orient à la veille de son vingt-huitième anniversaire, sans savoir qu’il aurait souffert le martyre dix jours plus tard et n’aurait jamais soufflé sa vingt-neuvième bougie. Trop triste !

Paix à ton âme, Giulio Regeni. Toi qui souriais toujours sur les photos, l’air serein et enthousiaste, tu me rappelles Valeria Solesin, avec qui tu partageais plusieurs points communs : même beau sourire, même enthousiasme, originaires de la même région, elle, doctorante partie en France et victime du terrorisme tout court, toi, doctorant parti en Égypte et victime du terrorisme d’état. Y en aurait-il un des deux qui serait meilleur que l’autre ?

Personnellement, ma conviction est que tous les deux sont exécrables, mais que le terrorisme d’état l’est encore plus que le terrorisme tout court. Si cela pouvait faire réfléchir tous nos gouvernants partisans du terrorisme d’état au nom de la real politik, qui s’imaginent que dictateurs, tyrans et despotes de tous poils seront un rempart efficace contre le terrorisme tout court, ils se rendraient vite compte que les victimes de l’un et de l’autre ne font pas la différence…

« Prends la parole et tords-lui son cou », pour conclure, c’est ce que risquent en 2016 les femmes et les hommes porteurs d’une parole libre et juste dans l’Égypte d’Al-Sissi, dans la Syrie d’Assad, au Moyen Orient en général, mais aussi dans combien d’autres pays du monde, et en Afrique, en Asie, aux Amériques, en Europe ?

Je dédie cette réflexion à tous mes amis tunisiens, en leur souhaitant une longue route dans la voie – et la voix – de la démocratie…

Je la dédie encore aux innombrables victimes des dictatures et des régimes anti-démocratiques sous toutes les latitudes.

Je la dédie enfin aux innombrables migrants de la planète, en provenance de tous les pays et en partance pour tous les pays.




vendredi 25 mars 2016

Travailler en « solo » : état des lieux

Être son propre patron, s’installer à son compte, créer « son entreprise » est un rêve lointain pour certains, une ambition vécue (et voulue) pour d’autres, voire une triste réalité (subie) pour d’autres encore. Mais que travailler en indépendant soit un choix ou une obligation, il n’empêche que les bouleversements à l’œuvre dans le monde du travail de nos sociétés « modernes » s’orientent toujours plus vers une désintégration de l’emploi traditionnel pour laisser la place à une myriade de professionnels travaillant chez eux (du genre société « BD Conseil », fondée par Bernard Durand et domiciliée dans son séjour). Ils exercent seuls pour la plupart, en solo, justement, c’est-à-dire sans hiérarchie, sans lien (formel) de subordination, autonomes commercialement et administrativement à défaut d’être clairement encadrés au plan juridique, en qualité de TNS : travailleurs non salariés (non agricoles).

Pour autant la nomenclature du « solo » est longue : auto-entrepreneur ou entrepreneur individuel, micro-entrepreneur (ou micropreneur), prestataire solo (ou solopreneur), porté (en portage salarial) ou porteur de projet (ça fait mieux), consultant (probablement le terme le plus galvaudé), expert, professionnel libéral, travailleur à domicile, autonome, indépendant (quand bien même cette dénomination fait l’objet d’une définition légale précise*), nomade, sous-traitant, franchisé, voire pigiste ou télétravailleur (bien qu’en télétravail l’employé peut aussi être salarié, mais « délocalisé » à domicile pour le compte de son entreprise), etc.

Suivant son statut juridique il peut également s’agir d’une micro-entreprise, d’une TPE, d’une entreprise unipersonnelle ou d’une EURL, sans oublier différents anglicismes : SOHO (Small Office/Home Office), Mom and pop shop, home based heroe, a brand called YOU, Me2B (ou Me2Be), e-business owner et, naturellement, le plus francisé de tous, freelance (ou free-lance), mais j’en oublie sûrement et la liste ne saurait être exhaustive…

Tous partagent une devise commune, style Louis XIV : « L’entreprise, c’est moi ! »

Cependant cette multiplication des appellations trahit une grande confusion, un peu à l’image d’une société encore incapable d’appréhender ce phénomène à sa juste mesure et de lui accorder la reconnaissance qui lui est due. Avec toutes les implications sociales, personnelles et professionnelles que cela entraîne !

Donc en fait le mot-valise « solo » dissimule un immense fourre-tout de situations où le pire côtoie le meilleur et tous les entre-deux possibles : de la nébuleuse des intermittents/intérimaires alternant contrats zéro-heure et CDD ou allant pointer au chômage entre une « mission » et l’autre, à l’univers prospère mais restreint des consultants de haut vol, le monde de l’auto-emploi est particulièrement instable (flexible) avec autant de parcours professionnels que d’individus.

Par ailleurs l’apparente indépendance juridique dissimule trop souvent une dépendance économique du solo vis-à-vis de ses principaux donneurs d’ordre (quand ce n’est pas « de son principal donneur d’ordre »), situation débouchant alors sur un rapport de forces fortement déséquilibré entre « client » et « prestataire », avec à la clé l’exploitation du second par le premier. Exploitation qui peut aussi passer par un tiers dès lors qu’il y a intermédiation, selon le cas traditionnel « donneur d’ordre --> agence --> exécutant final ».

Comme on le voit la situation est complexe et les pièges nombreux. Selon les dernières statistiques disponibles de l’INSEE (étude « Emploi et revenus des indépendants », 2015), ce sont 2,8 millions de personnes qui exercent en France une activité non salariée à titre principal ou en complément d’une activité salariée fin 2011 (qui est l’année de référence des statistiques présentées dans l’ouvrage).

La définition de l’INSEE de ce qu’est un travailleur non salarié est importante :
Les non-salariés désignent l’ensemble des affiliés à un régime social non salarié, dont les cotisations sociales sont recouvrées par le régime social des indépendants (RSI), l’Urssaf ou la Mutualité sociale agricole selon le profil et le risque couvert. Tous les pluriactifs (percevant à la fois des revenus d’activité salariaux et non salariaux) sont pris en compte, y compris ceux exerçant à titre principal une activité salariée. 
On distingue les non-salariés « classiques », entrepreneurs individuels « classiques » ou gérants majoritaires de sociétés, et les auto-entrepreneurs. 
L’auto-entreprenariat est un régime spécifique créé dans le cadre de la loi de Modernisation de l’économie du 4 août 2008 et mis en place au 1er janvier 2009 pour les entreprises individuelles qui relèvent du régime fiscal de la micro-entreprise. Il offre des formalités de création d’entreprise allégées ainsi qu’un mode de calcul et de paiement simplifié des cotisations et contributions sociales. On considère qu’un auto-entrepreneur est économiquement actif en 2011 s’il a déclaré un chiffre d’affaires positif dans l’année ou, en cas d’affiliation en 2011, s’il a déclaré au moins un chiffre d’affaires positif au cours des quatre trimestres qui ont suivi son assujettissement (éventuellement en 2012).
En gros ils représentent une personne en emploi sur dix, sont davantage présents dans les activités où les petites et moyennes entreprises sont nombreuses et où la relation de proximité est privilégiée, surreprésentés dans certains services aux particuliers, peu présents dans les secteurs davantage soumis à la concurrence internationale (où les grandes entreprises prédominent et où les investissements de départ sont élevés) et sous-représentés dans les services aux entreprises et mixtes.



Donc ce rapport d’un travailleur sur 10 qui est en auto-emploi (rapport pouvant atteindre 1 sur 5 dans certains départements), témoigne d’une progression touchant 26 % entre 2006 et 2011 dans tous les secteurs d’activité (hors secteur agricole). Avec une dynamique particulièrement forte dans les services aux entreprises et mixtes (+ 47 %) et dans les services aux particuliers hors santé (+ 38 %), une multiplication par 2,5 des effectifs dans les activités spécialisées « autres » (publicité, design, photographie, traduction, …), ou encore une hausse de 80 % dans l’information et la communication (informatique notamment), les arts, spectacles et activités récréatives ou l’enseignement (enseignement artistique, culturel ou sportif, formation continue, soutien scolaire, cours de langues), etc.

Sur ces presque 3 millions de non-salariés, 1 sur 5 a un statut d’auto-entrepreneur économiquement actif, soit près de 600 000 personnes, dont 40 % de femmes.

Et parmi ces auto-entrepreneurs, un sur trois cumule son activité avec un emploi salarié. Ces pluriactifs (hors santé) exercent majoritairement leur activité salariée dans un autre secteur que leur activité non salariée. Pour autant ce type d’activités se caractérise par de fortes disparités de revenu, plus élevées que chez les salariés, même si les inégalités diffèrent selon les secteurs, et selon le sexe : les femmes sont moins bien rétribuées que les hommes, en gagnant jusqu’à un quart de moins.

À noter que les auto-entrepreneurs sont quasiment absents des activités juridiques ou de santé, composées essentiellement de professions réglementées n’ouvrant pas droit à ce statut, tandis qu’un tiers de l’ensemble des non-salariés exercent une profession libérale à titre principal ou en complément d’une activité salariée : 50 % dans la santé (médecins, infirmiers, pharmaciens, etc.), 8 % dans le domaine juridique (avocats, notaires, etc.) et 42 % dans le domaine « technique ».

Tous ces chiffres en augmentation constante sont le signe d’une nouvelle donne dans le monde du travail, d’une tendance lourde destinée à durer, face à laquelle un nombre grandissant de jeunes et de moins jeunes sont et seront confrontés.

Personnellement, c’est une réalité que je vis depuis 30 ans déjà, raison pour laquelle j’aimerais mettre mon expérience à disposition et partager des conseils sur comment affronter cette nouvelle façon de concevoir sa carrière, dans une optique de réussite et de long terme.

Prochaines étapes de ce parcours :
  • Du Solo au SOHO
  • Du SOHO au Solo 2.0
  • Du Solo 2.0 au SOLO²
À suivre…


* Selon l’INSEE, les indépendants sont essentiellement des non-salariés n’ayant pas de lien de subordination juridique permanente à l’égard d’un donneur d’ordre et ne disposant pas de contrat de travail (ils ne bénéficient donc pas de la protection du droit du travail).